La psychologie positive au service de l’entreprise et du capitalisme

La psychologie positive au service de l’entreprise et du capitalisme. L’office religieux.
(Les nouvelles méthodes de management à la mormoileneu.)
(Travaux pratiques à la fin du texte)

 

Carol Dwek est une psychologue américaine qui a posé comme axiome qu’il existait 2 types de personnalité. Celles qui ont un « état d’esprit fixe », celles qui pensent que le talent et les compétences sont innées et qu’on ne peut rien y faire, et celles qui ont un « état d’esprit de développement » pour qui le travail et la motivation sont les moteurs d’un changement de soi-même pour devenir « une meilleure personne » (dans le texte : « better person »).

Après cette évidence performative, elle a commis un livre au retentissement mondial : « Oser réussir » (tout un programme) qui s’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires et est progressivement devenu le fondement des nouvelles méthodes de « management ». Le leitmotiv de ces nouvelles méthodes est « votre état d’esprit est votre arme la plus puissante ».

Ces nouvelles méthodes se sont appliquées à l’évaluation des collaborateurs (on ne dit plus salariés, mais collaborateurs). Il est peut-être nécessaire de rappeler qu’un « collaborateur libéral » exerce son activité en toute indépendance, tandis qu’un « collaborateur salarié » est sous la hiérarchie administrative de son employeur. C’est bien ce rapport de subordination qui justifie que le salarié soit protégé par le droit du travail, que le patronat met tant d’ardeur à réformer, appauvrir et vider de sa substance.

Avec ces nouvelles méthodes on n’évalue plus les compétences et la technicité du salarié dans son poste, critères devenus « réducteurs » et « archaïques », mais son « état d’esprit ». En bref on évalue le « savoir être » avant le « savoir faire ». C’est devenu la tarte à la crème des DRH aujourd’hui.
Le « savoir être » de la psychologie positive évalue les dispositions du salarié à émettre des « critiques constructives », qui peuvent prendre par exemple la forme des « boîtes à suggestions » dans certaines entreprises. Chaque suggestion « positive » est rémunérée soit par une prime, un cadeau… La psychologie positive suppose que chaque critique ou suggestion soit accompagnée d’une solution.

La question se pose de savoir si en psychologie positive la suggestion d’augmenter les salaires et d’améliorer les conditions de travail est constructive. La réponse est dans la question. En effet, si « un état d’esprit est l’arme la plus puissante », pourquoi demander de meilleurs salaires en retour de son travail ?

Un représentant syndical n’a pas, selon ces dogmes, un état d’esprit positif, mais un état d’esprit fixe.

Les cadres DRH formés à la pensée positive ont pour vocation de concevoir le renouvèlement théorique et rhétorique permanent d’une lutte : celle du capital contre le travail.

Ces serviteurs zélés du patronat, relais du capital (déf : détenteur de l’outil de travail et tourné vers le profit financier croissant et permanent) ont un objectif immuable : réduire le coût du travail et augmenter la productivité en leur ôtant toute velléité de résistance.

Ces nouvelles méthodes sont les évolutions logiques d’un pan du fordisme le plus contestable. Ford avait mis en place un « département de sociologie » composé d’enquêteurs qui avaient pour fonction, en se rendant chez les salariés, de s’assurer de leurs bonnes mœurs, de leur consommation modérée d’alcool et de leur absence de sympathie syndicale. Il est bien connu qu’il y a une corrélation forte en syndicalisme et consommation d’alcool. Toutes ces qualités justifiaient la prime reçue (ou non).

Il faut bien prendre conscience que la légende du partage altruiste est une fable inventée par le capitalisme toujours enclin à ne pas distribuer la richesse produite à ses salariés et à réprimer tous les soulèvements. Bien souvent, quand on explique ces nouvelles méthodes d’abrutissement du salariat par les nouveaux « process » qui le privent de toute initiative en le rendant servile autant que possible par son obligation de « penser positivement », la première réaction est de délégitimer l’analyse en invoquant un monde « à la Zola ». Cette réaction renvoie la lutte de classes à un passé révolu qui ne résisterait pas à l’analyse des faits (« (…) les salariés sont mieux rétribués, mieux protégés, plus impliqués dans leur travail, les conditions de travail se sont améliorées (…) »  autant de conneries abyssales qui se démontent à mesure qu’elles sont énoncées).
Pour démontrer l’évolution inéluctable des méthodes patronales, il faut s’en référer à Gramsci qui déclarait à propos du fordisme :
«  en réalité il ne s’agit pas de nouveautés originales, il s’agit seulement de la phase la plus récente d’un long processus qui a commencé avec la naissance de l’industrialisme lui-même, phase qui est seulement plus intense que les précédentes et qui se manifeste sous des formes plus brutales, mais qui sera dépassé elle aussi par la création d’un nouvel ensemble de liens psycho-physiques d’un type différent des précédents et, à coup sûr, d’un type supérieur ».

On constate que plus d’un siècle plus tard, les méthodes de C. Dwek ont succédé à celles de Ford pour optimiser le travail. Si les méthodes changent le but reste identique.

Si l’on considère la France, force est de constater que la désindustrialisation a fait son office aux détriments de pays où les méthodes de production fordistes sont appliquées dans toute leur rigueur pour le plus grand profit du capital.

Dans les pays désindustrialisés, la gestion de l’assujettissement du salariat s’opère désormais à la lumière de la psychologie positive.

Le symbole de ce changement est l’apparition du poste de « chief happiness manager » ou « responsable du bonheur ». C’est Chade-Meng Tan qui a la premier créé ce poste chez Google, entreprise à la pointe des expérimentations managériales comme l’était Ford en son temps. Meng a fait l’objet à travers la presse des louanges les plus dithyrambiques. Ainsi le journal Le Parisien (17/04/2014) n’hésite pas à la qualifier de « gourou de Google : Meng étudie la neuroplasticité et la façon dont celle-ci pourrait permettre à chacun de contrôler ses émotions sur son lieu de travail en atteignant un « état d’esprit optimal» ».

Il y a une généricité dans ces travaux. Si Meng s’appuie sur les travaux de Dwek, elle-même s’inspire de ceux de Martin Seligman dans les années 80 qui a établi sa renommée dans le cadre de la mise en pratique de la psychologie positive au sein de l’armée américaine. Dwek, Meng et Seligman ont touché des millions de dollars sur la vente de leurs livres, de leurs conférences et de leurs interventions dans les plus grandes entreprises américaines (notamment Coca-Cola).
Les psychologues Eva Ellouz et Edgar Cabanas se sont intéressés à cet engouement et ont commis une étude critique : « 
Happycratie, Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies » (in Premier Parallèle, 2018).

La psychologie positive a inspiré une multitude de méthodes de management dont le dénominateur commun est : plutôt que de chercher à améliorer leurs conditions de travail, il s’agit de pousser les salariés à s’intéresser à leur état d’esprit au travail. Admettons que c’est plus simple pour une direction que d’avoir en face des syndicalistes revendiquant un juste partage des bénéfices du travail et des conditions de travail meilleures. L’idée, on l’aura compris consiste à déplacer les obligations de l’entreprise sur la responsabilité du salarié.

Ainsi on voit fleurir les expériences assez saugrenues. Lors des licenciements, les salariés sont accompagnés par des cabinets pratiquant l’apprentissage du deuil et autres artifices. Cela permet de translater un problème collectif et politique en un problème individuel et intime.
Les applications de psychologie positive consistent à métamorphoser les rapports de domination.
Le salarié qui constate que l’entreprise est un lieu de domination, de hiérarchie et de répartition des fruits du travail à des actionnaires n’est pas dans « un état d’esprit positif ».
L’objectif des « coachs », nouvelle cheville ouvrière de la psychologie positive a pour objet de transférer toute injustice de nature systémique, inhérente à la politique patronale, sur les individus eux-mêmes brisés par l’organisation.

La conclusion de ces process de « coaching », « happiness management » et autres épouvantables conneries, est de rendre l’individu salarié adapté à un système délétère et pas l’inverse.

Se pose ensuite la question de la métrique de l’efficacité de ces dangereuses pratiques. Parce qu’aujourd’hui pour donner un air de scientificité, il faut « mesurer ». L’entretien de fin d’année en est la meilleure pratique. Il faut laisser le salarié faire lui-même son évaluation. « La pensée positive » inclinera le salarié à faire lui-même un constat critique de sa contribution à la marche de l’entreprise toute en donnant des pistes d’améliorations (pensées positives obligent). Les entretiens annuels ont désormais une rubrique permettant d’évaluer son « savoir être », signe que l’entreprise se moque pas mal du « savoir faire », le creuset du salariat est abyssal, permettant de changer rapidement une compétence par une autre. Ce « savoir être » quantifie l’adaptabilité du salarié. Il n’est pas inutile de rappeler en guise de conclusion que « être bien adapté à une société malade n’est pas un signe de bonne santé mentale » (Jiddu Krishamurti).

Travaux pratiques 1 : Identifier tous les artifices à la con de « la pensée positive », « continuous improvement », « coaching », « savoir être », « contribution au changement », « boîtes à suggestions », « bonheur au travail » … dans son entreprise. Les classer selon les thèmes visés.

Travaux pratiques 2 : S’inscrire à une séance de coaching organisée par l’entreprise et poser une multitude de questions afin de démonter le discours à la con de l’intervenant. (Il est vivement recommandé de poser les questions avec un air le plus con possible de manière à ne pas éveiller la suspicion du con intervenant).
Le TP peut commencer par poser des questions sur la psychologie positive. Si l’intervenant n’est pas trop con (en général il l’est), on peut poser la question qui pourrait être un sujet de bac en philo « Le bonheur est-il une affaire de volonté ». Afin de mesurer votre pertinence dans ce TP vous donnerez le nombre de jours auxquels vous avez assisté avant de faire lourder comme « état d’esprit fixe ». Considérez cette éviction comme une victoire.

Travaux pratiques 3 : Prendre point par point les éléments de ce petit texte, le transmettre à vos syndicalistes préférés et en faire un tract pour les salariés. Les moins atteints devraient réagir.
Métrique : nombre de salariés qui sont revenus vers vous pour vous interroger.

Travaux pratiques 4 : A partir des résultats de Travaux pratiques 1 poser des questions insidieuses en CSE, notamment sur la structuration de l’entretien de fin d’année.
Métrique 1 : vérifier l’augmentation du flot verbal de la direction, des gestes de communication non verbale trahissant la nervosité et classer les conneries selon leur profondeur dans l’usage de la novlangue.

Métrique 2 (délicate, nécessitant l’accord du sujet observé) : mesurer les constantes telles que fréquence cardiaque (nombre de pulsations/minute) tension artérielle. Cette métrique quoi que peu couteuse est délicate à mettre en œuvre. Le sujet observé est rarement consentant. Si vous vous lancez dans cette expérience, tentez de persuader le sujet observé qu’il s’agit d’une expérience scientifique. (Nous ne recommandons pas cette collecte de données, pourtant éclairante).

Au terme de ces 4 petits TP, écrire un tract dénonçant à quel point vos « managers » sont des guenilles, que vous n’êtes pas dupes de leurs méthodes à la mormoile.

Et comme tout cela fait un bien fou, continuer à foutre le bordel dans votre entreprise dans « un état d’esprit fixe » pour demander de plus justes rémunérations, de meilleures conditions de travail, des investissements conséquents dans l’outil de travail.

Vous aurez gagné 4 étoiles quand vous aurez motivé une grève.

Le 19 juin 23