Migrants : en Grèce, une politique de refoulement sans limite.

Si le capitalisme est une religion, n’en doutons pas quand il s’agit de ses intérêts, il sait faire preuve de la pire barbarie. Une dénonciation de plus ? Il s’agit là de femmes, d’hommes et d’enfants dans les griffes d’un système de répression qui atteint des sommets rarement égalés. L’histoire souffre mal les analogies, et pourra trouver un écho historique à cette politique intolérable.

Article de Nelly Didelot, publié par Libération

Migrants : en Grèce, une politique de refoulement sans limite.

Sabotage de moteurs, entrave d’embarcation, abandons en pleine mer…
Les gardes-côtes grecs emploient des méthodes de «pushback» de plus en plus brutales et à risques.
Le 11 avril, une camionnette blanche s’est arrêtée dans les collines de Lesbos qui surplombent la mer. Des hommes masqués y ont fait monter de force douze personnes : deux mères somaliennes, leurs enfants, et deux jeunes venus d’Ethiopie et d’Erythrée. Le groupe a rapidement été conduit à un hors-bord, puis à la vedette des gardes-côtes grecs. Le navire a fait route jusqu’à la limite des eaux territoriales, où les migrants ont purement et simplement été repoussés à la mer dans un canot de sauvetage sans moteur.

«Ils nous ont fait monter dans le radeau sans aucune pitié», a témoigné plus tard Naima Hassan Aden, contrainte de monter à bord avec son bébé de 6 mois dans les bras. Le groupe a dérivé pendant plus d’une heure avant que les gardes-côtes turcs ne les récupèrent. Filmée de bout en bout par un militant puis transmise au New York Times, la scène n’a probablement rien d’unique. Depuis le printemps 2020, de nombreux témoignages de migrants ont déjà fait état de ces pratiques, toujours balayées d’un revers de main par Athènes.

Dans les eaux territoriales grecques, les refoulements menés par les garde-côtes sont désormais des faits avérés.
De multiples enquêtes les ont prouvés, documentés. L’éventail des mesures -illégales- inclut :
– des sabotages de moteurs.
– l’entrave d’embarcations jusqu’à ce qu’elles se retrouvent à court de carburant.
– l’abandon de réfugiés sur des îlots déserts.

Au-delà des moyens employés, ces refoulements (ou «pushback») sont en eux-mêmes contraires au droit international. Les Etats sont en théorie obligés d’accueillir les migrants le temps d’estimer leur besoin de protection et de leur offrir la possibilité de demander l’asile.

Des routes de plus en plus dangereuses.
Bien que le gouvernement grec considère les refoulements comme «totalement inacceptables», ils sont de plus en plus nombreux. Selon les chiffres collectés par l’Organisation internationale des migrations (OIM), qui compare les tentatives de traversées et les arrivées, c’est en Méditerranée orientale que le taux de refoulement est le plus élevé : 40 % en moyenne depuis 2014, contre 29 % à l’échelle de la Méditerranée entière. Ce ratio continue de grimper : il a atteint 68 % au large des côtes grecques en 2022, contre 41 % en moyenne en Méditerranée. «En avril, aucune arrivée n’a été enregistrée au centre de Samos. Cela ne signifie probablement pas que personne n’ait cherché à demander asile, mais plutôt que personne n’a pu le faire», pointe l’ONG Border Violence Monitoring Network, dans son dernier rapport.

La fermeture grandissante de l’itinéraire entre la Grèce et la Turquie pousse les migrants à prendre des routes de plus en plus dangereuses. Certains tentent de rejoindre directement l’Italie depuis les côtes turques, malgré la longueur de la traversée. Ils ont été 15 000 à y parvenir l’an dernier, deux fois plus qu’en 2021. D’autres tentent d’arriver en Italie depuis l’est de la Libye, comme les centaines de malheureux présents à bord du bateau qui a chaviré mercredi 14 juin, faisant au moins 79 morts. Repérés par Frontex avant le naufrage, ils pourraient avoir «refusé toute aide», comme l’affirment les autorités portuaires grecques, par crainte d’être à leur tour refoulés.

«Certains ont été retrouvés avec des menottes».
Entre février 2020, où un premier cas a été répertorié, et février 2022, le groupe de recherche Forensic Architecture a répertorié 1 018 cas de «drift back», ces refoulements où les migrants sont renvoyés à la dérive en mer dans un canot sans moteur, voire simplement munis d’un gilet de sauvetage sans même une embarcation. Plus de 27 464 personnes ont été refoulées dans ces conditions en deux ans selon leur décompte. «Dans 36 cas, des personnes ont été rejetées directement à la mer par les garde-côtes grecs sans aucun dispositif de flottaison. Certaines ont été retrouvées avec des menottes. Onze personnes sont mortes lors de ces renvois et au moins quatre sont portées disparues», indique Forensic Architecture.

La route terrestre est tout aussi dangereuse et verrouillée. Les pushback y ont conduit à d’autres noyades, dans le fleuve Evros. Des témoignages multiples évoquent des réfugiés arrêtés sur les routes du nord de la Grèce, parqués dans des commissariats ou des bâtiments anonymes, puis embarqués dans des canots pneumatiques sur l’Evros, qui marque la frontière avec la Turquie. Certains racontent avoir été forcés de sauter à l’eau au milieu du fleuve et avoir vu des compagnons couler. D’autres sont débarqués sur des îlots au milieu des flots. L’été dernier, la petite Maria, réfugiée syrienne de 5 ans, est morte sur un de ces bouts de terre, piquée par un scorpion. Ses parents l’ont enterrée là, dans cette zone grise ouverte à tous les abus, à moins de cent mètres de l’Union européenne.

De Nelly Didelot
Publié le 15/06/23 dans Libération
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