Tout pour le capital, rien pour le travail ni le social

 

Le récent rapport publié par l’OXFAM sur la répartition des bénéfices entre actionnariat et salaires invalide toute l’argumentation gouvernementale pour une politique visant à détruire le code du travail et à infléchir la politique fiscale en faveur des soi-disant « premiers de cordée ».

 

C’est en 1983 que François Mitterrand met en place un profond déséquilibre entre salariés et actionnaires, en supprimant l’indexation automatique des salaires sur l’inflation, dans le but d’inciter les entreprises à embaucher.

Ce blocage de fait des salaires entraîne un bouleversement cataclysmique des rapports entre le capital et le travail : l’assemblée générale des actionnaires devient décisionnaire en tout, y compris le montant des dividendes à s’attribuer. Ainsi, en l’espace de 15 ans (entre 1983 et 1998), on voit la part des salaires dans la richesse nationale passer de 74% à 64%, ce qui représente, à l’échelle de la France, la somme de 220 milliards d’euro qui passent dans l’escarcelle des actionnaires. Quant à la réduction du chômage, le résultat se passe de tout commentaire.

 

Selon un rapport publié par l’OXFAM, une ONG reconnue dans son combat contre les inégalités, la France est en tête dans cette course à la cupidité : ,« La France est le pays au monde où les entreprises cotées en bourse reversent la plus grande part de leurs bénéfices en dividendes aux actionnaires ». Entre 2000 et 2009, la part de l’actionnariat dans la redistribution des bénéfices a doublé : c’est plus des 2/3 des bénéfices qui sont reversés en dividendes, aux dépens de l’investissement (27%) et surtout des salariés (5%). La porte-parole de l’ONG commente : « Les richesses n’ont jamais été aussi mal partagées depuis la crise au sein des grands groupes, qui choisissent délibérément une course aux résultats de court terme pour conforter les actionnaires et les grands patrons au détriment des salariés et de l’investissement ».

 

 

La comparaison avec d’autres pays (voir graphique ci-contre) ne laisse aucun doute à ce sujet : la France est de très loin le pays où ls redistribution des bénéfices est la plus inégalement répartie : A l’exception de l’Australie, qui est au coude à coude avec notre pays, la part des actionnaires est partout moins élevée. Quant au DAX allemand, non inclus dans le graphique, le montant des bénéfices redistribués est 1/3 inférieur à celui du CAC40.

Que, comme le dit Patrick Artus de Natixis, il existe d’autres moyens de rémunérer les actionnaires dont usent et abusent les entreprises étrangères ne change rien à la réalité d’une redistribution dominée par les dividendes. Il n’en reste pas moins qu’au cours de la période 2009-2016, la rémunération des actionnaires a augmenté quatre fois plus vite que celle des salariés (« Alors qu’on exigeait rarement des actionnaires l’austérité nécessitée par la crise, les salariés y ont été fortement contraints »).

Toujours selon Patrick Artus, l’analyse d’OXFAM serait entachée d’un biais, par la confrontation de la participation des salariés français avec la redistribution de bénéfices principalement réalisés à l’étranger. Mais l’argument perd de sa pertinence lorsqu’on sait les moyens dont disposent les grandes entreprises pour expatrier les bénéfices réalisés en France.

Quoi qu’il en soit, les pratiques de certaines entreprises, qui distribuent des dividendes alors qu’elles enregistrent des pertes nettes, sont révélatrices de la toute puissance de l’actionnaire et de la perversité du système : le cas le plus significatif est celui d’Arcelor Mittal, qui a distribué, entre 2012 et 2015, 3,5 milliards de dividendes alors que ses pertes, cumulées sur la période, sont de 7 milliards d’euro. Mais il y a aussi Accor, Lafarge, Engie ou Véolia. Ces deux dernières entreprises sont mentionnées pour avoir distribué plus de dividendes qu’elles n’ont fait de bénéfices. Médiapart commente « Dans les trois cas précités (ArcelorMittal, Engie et Veolia), les entreprises ont même gagé leurs bénéfices futurs par l’endettement pour satisfaire l’appétit des actionnaires. Une telle politique n’a été rendue possible que par une orientation unilatérale des stratégies autour de cet unique but : la satisfaction de l’actionnaire ».

C’est des pratiques similaires que nous avons déjà relevé dans le passé pour des entreprises qui ne font pas partie du CAC40 : en 2016, un groupe chinois, devenu majoritaire de fait de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, fait main basse sur la trésorerie sous forme de dividendes exceptionnels (et ceci avec la complicité d’Emmanuel Macron, alors ministre des finances !). Dans la même période, une PME de la Sarthe, dont un fonds d’investissement a pris le contrôle, se voit exiger le versement de dividendes représentant le chiffre d’affaires d’une année. L’exemple de Samsonite cité par Elise Lucet dans son émission « Cash investigation » montre à quel point l’actionnariat n’hésite pas à détruire des entreprises si cela lui rapporte : dans le cas de Samsonite, il s’agissait d’une session à un homme de paille pour que le licenciement des salariés coûte le moins possible. La justice, dix ans après, vient de reconnaître le caractère frauduleux de l’opération mais pour les salariés, le mal est fait et le fonds de pension américain qui est à l’origine de l’affaire depuis longtemps hors d’atteinte. Il ne faut pas s’étonner que, devant de telles pratiques, la CGT oppose à la notion de « coût du travail » celle, beaucoup plus réelle, de « coût du capital ».

« L’obsession pour les dividendes » dénoncée par Médiapart est donc bien réelle et aboutit à des pratiques qui devraient logiquement aboutir à des poursuites pour abus de biens sociaux. Cette obsession provoque aussi une réaction en chaîne de mesures dommageables à la cohésion sociale. Là encore, ce sont les salariés sont touchés par les délocalisations et les licenciements qui s’en suivent, comme l’illustre le « paradoxe Arcelor Mittal », entreprise qui, non contente de distribuer des dividendes qu’elle n’a pas, a dans le même temps fait des coupes sombres dans ses effectifs. Les efforts demandés aux sous-traitants aboutissent à des pressions sur les salaires et les effectifs des petites entreprises. Entre 2007 et 2017, les investissements des entreprises ont diminué de moitié. Enfin, les entreprises du CAC40 ont massivement recours à l’évasion fiscale et ce sont des écoles et des hôpitaux qui sont sacrifiés sur l’autel du veau d’or version 21eme siècle qui a non Dividende.

 

On peut compléter le tableau par une digression sur la rémunération des chefs d’entreprise : elle, au moins n’est pas sujette aux restrictions qui touchent les salariés de base . Le graphique ci-contre, établi en 2003 par Piketty et Saez pour la revue américaine Quarterly journal of economy, montre les distorsions entre les rémunérations des cent dirigeants américains les mieux payés et le salaire moyen. Ce qui est caractéristique de cette courbe, c’est qu’il a fallu la dresser en coordonnées semi-logarithmiques pour qu’elle tienne sur une page (!!!). Car le rapport entre les salaires de ces dirigeants (or stock options) et le salaire moyen est passé de 40 dans les années 70 à 500 en 2000.

En ce qui concerne les rémunérations du Patronat français, elle ne peut qu’évoluer dans le même sens que celle de l’Actionnariat, du fait qu’elle est pour une large part indexée sur le montant des dividendes distribués. C’est ainsi, nous dit Médiapart, qu’en 7 ans, le rapport entre le salaire du patron et le salaire moyen est passé en 96 à 119. Le patronat a donc tout intérêt à soutenir la politique obsessionnelle de multiplication des dividendes et, de toute façon, ce n’est pas lui qui décide.

Cette question des dividendes est « une épine dans le pied du Gouvernement » , car elle déconstruit radicalement l’argumentaire gouvernemental pour une fiscalité en faveur du capital. Celle-ci trouve sa justification – bien qu’Emmanuel Macron s’en défende – dans la théorie du ruissellement. Celle-ci, souvent invoquée comme justification des cadeaux fiscaux consentis aux plus riches ne repose sur aucune théorie économique et encore moins sur des études sérieuses. Pour certains, elle n’est valable, au mieux, que dans un environnement où les inégalités sont contenues et où l’épargne sert l’investissement. Ce point de vue est conforté par une étude du FMI en 2015, dans un rapport qui constate que plus les riches s’enrichissent, plus la croissance est faible. Il est donc permis de penser que les dérégulations à l’œuvre dans tous les pays occidentaux (finance et marché du travail) feront entrer les économies dans un cercle vicieux où l’accroissement des inégalités alimente la récession et réciproquement. Mais les politiques n’ont jamais écouté que les « économistes » qui leur disent ce qu’ils ont envie d’entendre.

 

Quant à la métaphore des « premiers ce cordée », c’est de l’imbécillité à l’état pur : les vrais premiers de cordée sont solidaires de ceux qui les suivent, exactement le contraire de ces punaises de casino boursier qui, pour 60 à 70% d’entre eux, n’ont eu qu’à se donner la peine de naître (voir graphique ci-dessus), dont la connaissance de l’entreprise se limite à la spéculation sur leurs actions, qui n’ont aucun scrupule à couler les entreprises si cela peut leur rapporter. Tout comme le Crédit d’impôts compétitivité emploi (CICE) aura, in fine, servi à augmenter encore un peu plus la part des actionnaires, les mesures prises par Macron sans aucun discernement ne feront rien d’autre qu’aggraver les inégalités et faire entrer l’économie dans ce cercle vicieux dont nous parlons plus haut.

 

Source : https://blogs.mediapart.fr/pierre-sassier/blog/190518/tout-pour-le-capital-rien-pour-le-travail

21 mai 2018