Jean-pierre Pernotez intelligemment

Un long et constant processus de déhumanisation de nos villages et de nos bourgs sévit depuis que le libéralisme sauvage s’installe de manière larvée. Ce phénomène s’accompagne d’une perte de culture séculaire, d’une prolifération des mégapoles et des désastres écologiques liés à la surconsommation que nous connaissons. Certes la politique macronesque n’en porte pas toute la responsabilité, mais cette volonté destructrice de la statrup nation ne fait qu’accentuer cette tendance lourde. L’urbanisation sélective des centres-villes au profit d’un commerce déshumanisé de world culture, de high tech où se vendent à profusion smart phones et cigarettes électroniques participe à l’extinction de ce qui est le coeur de notre culture, le savoir faire artisanal. Les conditions économiques invraisemblables auxquelles sont soumis ces artisans les mènent à une disparition silencieuse et organisée. A ce titre il est bien plus confortable d’être un magnat du luxe vendant le même parfum à Paris, à New York et Tokyo, plutôt qu’un artisan capé d’un savoir faire irremplaçable proposant des pièces uniques dans des échoppes cachées ou sur des marchés désertés. 
Le témoignage suivant en est une belle et limpide illustration.

Les Pêcheurs

 

En ce joli dimanche, j’avais installé mes tréteaux, mon outillage et mes baguettes de verre sous un Phébus gaillard qui dardait ses rayons jusqu’au fond de la Rue Cavour à Plombières les Bains. C’est pour vous dire à quel point il faisait beau ce jour-là !

Mon chalumeau allumé, je tentais de démontrer un savoir-faire acquis après 8 ans de pédagogie musclée chez les Compagnons, complétée d’une expérience de travail déjà trentenaire. Bref, je faisais mon intéressant en public, histoire de prouver que je n’avais pas dégoté mes médailles de Meilleur Ouvrier de France en verrerie d’art dans un paquet de Bonux !

Comme toujours je m’attendais aux éternelles questions des badauds, sottes ou intelligentes, sachant à l’avance que la première catégorie l’emporterait sur la seconde. J’imaginais déjà quelques personnes captivées par le verre en fusion et des mômes ouvrant des yeux comme des soucoupes devant la flamme, un peu comme des papillons de nuit affolés par une lanterne incandescente. Des jeunes en quête d’une formation peut-être, mais pas trop contraignante et qui puisse leur laisser du temps pour chasser du Pokémon, des clients conquis et portemonnaies ouverts qui pourraient m’aider à payer mon putain de RSI…

Une voix crissante comme une craie sur un tableau noir me délogea de ma rêverie.

– « Oh ! Regarde comme c’est beau » dit cette dame à l’amie qui l’accompagnait.

– « Ça me rappelle les cochonneries que mes parents rapportaient de Venise ».

Ma moue réprobatrice ajoutée à un sourcil circonflexe la poussa tout à coup à rectifier le tir et à tenter de justifier l’énormité qu’elle venait de proférer. Elle ajouta en toute hâte

– « Pardon, quand je dis ça (des cochonneries), ça ne veut pas dire que je n’aime pas ce que vous faites au contraire c’est tellement charmant ces petits ramasse-poussières  » !

Et vlan, une deuxième couche !

J’hésitais encore entre la psychologie du fusil à pompe et le mépris théâtral, quand je me suis souvenu, pour la énième fois, que les gens ne disent pas ces choses-là méchamment, mais simplement par ignorance du monde des artisans et plus encore des artisans d’art. Et j’ai fini par en rire de bon cœur !

Ma carrière de « verrotier » du dimanche est ainsi jalonnée de ces anecdotes, parfois truculentes ou tristes, comme le jour où cet homme, qui me regardait bosser depuis une demi-heure durant un marché de Noël, me posa cette question saugrenue qu’aucune logique ne pouvait justifier :

– « Vous êtes tourneur sur bois » ?

Ou cet autre qui sans complexes me dit en joignant le geste à la parole avec une grande tape sur l’épaule :

– « Pousse-toi je vois pas ce que vous faites » !

Sans compter celles, incontournables, qui sévissent dans tous les corps de métiers :

– « Vous en fabriquez combien par jour » ? (sous-entendu vous gagnez combien par jour).

– « Vous les vendez » ? (Ben non connard,  je les fous à la benne quand j’ai fini)

– « Vous faites quoi comme métier sérieux à côté » ?

Ou bien encore : – « J’ai vu les mêmes chez GIFI » !

Il faut le savoir, la France est l’un des pays où le savoir-faire des artisans-cocorico est le plus vanté, où l’excellence des fabricants est mise en avant à longueur de journaux Jean-Pierre-Pernotesques mais où, curieusement, le public reste ignorant des modes de fabrication et où le nombre d’artisan de talent ne cesse de dégringoler dans l’indifférence la plus absolue. Vous me direz que c’n’est quand même pas le plus grave de nos jours, j’en conviens, mais c’est grave pour moi bordel !

La France c’est le pays où les retraités-bricoleurs-sculpteurs-sur-bois tout comme les psychologues-ferronniers-bijoutiers sont légion et poussent à la faillite les artisans soumis à des taxes que ces autres ignorent tous en vendant leurs merdes à 5 € sur les étals des marchés dit « artisanaux » ! La France c’est le pays où l’état autorise l’exercice des « auto-entrepreneurs-céramistes-tonneliers-rsa » et ce, après 8 jours de stage de formation financée par je ne sais quelle institution. La France c’est la nation qui élève la pâte à sel, le macramé, la sculpture sur cagette et la pyrogravure au rang de métiers d’art et qui continue de confondre le loisir créatif avec la mystique ouvrière des Maîtres tricolores. Le tout au détriment des « vrais » artisans, j’entends par là ceux dont c’est l’activité principale, ceux qui n’ont pas un salaire de fonctionnaire ou une retraite confortable qui tombe tous les mois, ceux qui crèvent de faim malgré leurs compétences, les artisans qui croulent sous les charges fixes ou les taxes, qui payent : la TVA, le RSI, les impôts, les frais de douane (pour des matières introuvables et hors de prix), les taxes d’apprentissage, l’inscription en Chambre des Métiers, j’en passe et des meilleures !

Autres temps, autres mœurs…

Cette méconnaissance est le résultat d’une lente métamorphose. Autrefois dans les villes et les villages il y avait des artisans et des artisans d’art : les échoppes des menuisiers, des ébénistes, des rétameurs, des couturiers, des selliers, des forgerons, des maréchaux ferrant, des dinandiers, des tourneurs sur bois, sabotiers, vitriers, serruriers-mécanicien, relieurs, cordonnier-chausseur, souffleur de verre… etc. faisaient vivre de nombreuses familles et animaient un centre-ville. Il n’est pas besoin de remonter si loin dans le temps, je me souviens que gamin (il y a 40 ans quand même !) je croisais chaque jour Pierrot l’ébéniste, la relieuse qui s’appelait Madeleine, Jean-Luc le bijoutier ou Monsieur Gérard le cordonnier. Je faisais coucou au père Marcel qui ponçait ses poteries au bord du trottoir dans un nuage de poussière rouge ou au Claude, le boulanger bossu aussi blanc que la mie de son pain, les cheveux pleins de farine. Je croisais surtout mon père, tôlier carrossier de son état mais ferronnier d’art de formation, comme le grand-père qui avait travaillé sur les grilles dorées de la Place Stanislas, la fierté familiale ! Je regardais souvent et à son insu les paluches paternelles, percluses de crevasses en hiver et noires de graisse ou rougies par la rouille, dont la caresse bien que remplie d’affection restait tout de même rugueuse à souhait. Des mains d’ouvriers quoi !

Petit à petit l’industrie et la modernité galopante ont relégué ces artisans dans des zones artisanales d’abord, puis industrielles ensuite. On a implanté en ville les commerçants, pharmacies, médecins, notaires etc. Des activités moins bruyantes, moins salissantes, moins encombrantes. Les artisans ont fini par quitter nos centres-ville laissant alors aux nouvelles générations l’idée que telles choses ou tels objets étaient fabriqués ailleurs, par on ne sait qui, on ne sait comment ! Beaucoup ont oublié la valeur des belles choses faites à la main avec des matériaux nobles et de qualité qui duraient toute une vie au détriment des «cochonneries made in Japan », moins chères, certes ! Mais qu’on flingue après trois utilisations sans la moindre possibilité de réparation ! Du consommable…

C’est une triste réalité, inutile de se voiler la face. En plus il y a cette maladie qui sévit déjà dans l’art contemporain et qui consiste à spéculer sur la cote de tel artiste en se foutant pas mal de la tronche de ces « œuvres modernes», ainsi on peut vendre une boîte de conserve remplie de merde à un prix exorbitant, ou un « plug » anal géant en plastique gonflable en le faisant passer pour un sapin de Noël. Cette maladie gangrène désormais aussi les métiers d’art car la frontière entre l’artiste et l’artisan d’art n’a hélas pas de barbelés.

On encense le jeune frais émoulu d’une école de design ou diplômé d’Histoire de l’Art, soi-disant talentueux, sans aucune expérience pratique, mais à qui l’on confie la restauration d’un meuble du XVème, je vous laisse imaginer le résultat… On déifie la création pure en délaissant la technique de mise en œuvre avec au final des gens qui parlent de métier d’art avec brio mais qui choppent des ampoules dès qu’ils touchent un manche de marteau ! On voit des créations originales qui se cassent la gueule plus vite que la bourse dès qu’on les manipule !

Dans ce contexte je me voyais mal jeter l’opprobre ou mes bouts de verre en fusion à la tronche de cette pauvre dame qui, comme tant d’autres, ignore ces réalités. Je me suis contenté de reprendre le cours de ma démo en riant avec mes potes exposants de cette petite mésaventure. Me replongeant dans mes barres de verres colorés, m’hypnotisant dans la flamme en ruminant mes pensées rétrogrades. Je rêvassais de nouveau en me disant que ma vision du monde « artisan » était peut-être trop surannée et que j’étais sans doute moi-même le rejeton d’une époque révolue et incapable de se renouveler.

Le visiteur suivant souleva avec précaution quelques-uns de mes pendentifs, craignant sans doute qu’ils ne lui pètent entre les doigts tant cette idée que le verre (qui pourtant reste l’un des matériaux les plus durs) est fragile, idée solidement ancrée grâce au matraquage parental dès lors que de la maternelle à l’âge adulte on vous hurle « Touche pas ça casse !».

Bref ! Il regarda le verre fondre quelques minutes puis se remit à soupeser minutieusement mes inclusions de couleur (dont certaines me demandent plus d’une heure de boulot). Je me voyais déjà emballer un beau bijou, je cherchais des yeux la bourse en velours noir pour faire un nid douillet au chef-d’œuvre miniature, mais l’affreux curieux finit par me mettre le coup de grâce en disant :

– « C’est cher pour du plastique » !

Par vengeance j’ai noyé mon Pernod dans un verre en pyrex !

Eddie L.

Un autre exemple :